« Anoki. »

Ce loup n’a pas un passé facile. Et pourtant, qui pourrait le croire en voyant un loup si calme et si gentil ? Qui pourrait croire que sa vie n’aura été qu’un fleuve semé d’embûche et de malheur ? Qui pourrait prétendre avec certitude qu’il avait vécu de telles épreuves ? Vous vous demandez donc quels épisodes malheureux ont pu toucher ce loup ? Ou même de quelle nature ? Vous vous imaginez probablement tout un tas de choses. Des cicatrices par centaines sur son corps, un passé peu glorieux, des chutes, des morts, du sang. Et sur certains points, dans toute cette affabulation, vous auriez probablement raison sur certains motifs, moins sur d’autres.

À vrai dire, le vrai malheur commença au moment de sa naissance. Comme bon nombre de loups, ses parents formaient un couple, une union approuvée au sein d’une meute : la meute de la Faille Enragée. La grossesse s’était déroulée au mieux, le compagnon veillant sur sa compagne comme sur la prunelle de ses yeux. Il l’avait d’ailleurs forcé à rejoindre tôt le rang des futures mères et nourrices, lui interdisant tout mouvement superflus. En père attentionné, il avait attendu aussi longtemps que sa compagne l’arrivée des petits. Mais probablement que l’arrivée qu’il y trouva, la note finale à cette histoire, probablement qu’il n’y trouva pas son compte, loin de là. Le pire cauchemar de tout père probablement. Voir sa compagne souffrir le martyr, perdre énormément de sang, voir les Chamans tenter le tout pour le tout, sans pour autant que cela ne change la fatalité. Et il eut beau tout tenté, rien ne lui ramena sa compagne. Étant parvenue avec toutes les peines du monde à mettre bas son seul et unique petit, le fils et unique survivant de la progéniture du mal, elle due se retourner dans son linceul lorsque le père, le rejeta tout d’un bloc, l’insultant de tous les noms d’oiseaux qu’il pouvait trouver, allant jusqu’à le comparer avec le mal lui-même, un fils de la Brume Noire, une malédiction, une abomination, dont il ne voulait absolument pas. Tenu pour responsable de la mort de sa mère alors qu’il n’y voyait pas encore clair, qu’il tremblait de froid et tentait en vain de ramper contre le ventre encore chaud de sa mère, c’est finalement une autre louve qui avait mis bas quelques jours auparavant qui le sauva d’une mort certaine en acceptant de le nourrir.

Et les jours passèrent. Durant les premiers jours de sa vie, Anoki ne connut plus jamais le froid, ni la faim, sa mère adoptive se montra chaleureuse et bienveillante. Peut-être avait-elle simplement eu pitié du rejeton dont la mère avait tragiquement disparu et dont le père refusait d’entendre prononcer l’existence. C’est d’ailleurs cette même louve qui lui donna le nom qu’il porte aujourd’hui. Inutile de compter sur son géniteur pour lui donner un acronyme, les seuls qu’ils auraient trouvés auraient probablement eu un synonyme tel qu’abomination, malédiction ou assassin. C’est d’ailleurs ce mot qui sortait le plus souvent de la gueule de ce dernier. Petite boule de poils, Anoki n’avait pas bien saisit l’ampleur des choses, comment faire quand on atterrit dans un monde noir, flou, où les sons restent vagues et où se déplacer est un effort incommensurable. Comment comprendre à cet âge-là ou à l’âge de l’insouciance enfantine qu’on a mené sa mère à l’échafaud en naissant ? Et pendant longtemps, sa mère adoptive le protégea du courroux de son géniteur. Pendant longtemps, elle le couva comme la prunelle de ses yeux, prenant pour argent comptant de donner l’amour de deux parents à un petit qui n’en avait plus réellement. Pourtant, la raison rattrapa bien vite le jeune. Passant bien trop rapidement l’âge de l’insouciance, à force d’entendre chaque fois le même discours dans la gueule du même loup, il finit par s’intéresser de plus près à ses dires. Et si au début les questions qu’il s’entêtait à poser restèrent sans réponse, à force d’acharnement, il eut gain de cause. D’ailleurs, il n’eut qu’à trouver celui qui l’incendiait chaque fois qu’il le croisait, ce même loup qui ne pouvait s’empêcher de le fusiller d’un regard noir à chaque croisement, ce même loup qui était en fait son père, mais qui refusait d’endosser ce rôle.

Faisant face à la situation et à ce retour de flamme qu’avait tenté de lui épargner sa mère adoptive, Anoki se mura dans une étrange solitude, se mit à émettre bien plus de réserve et de distance entre les siens et lui. Bien que sa loyauté ne fût nullement remise en cause, il s’éloigna de ses camarades qui lui tendaient pourtant les pattes. Restant le plus gentil et le plus patient possible avec ceux qui tentaient de le ramener vers un autre chemin que celui qu’il empruntait, il finit par trouver sa propre voie. Se murant dans sa solitude et dans la superstition, il se mit à raisonner de façon très subjective. Tout était toujours lié. Il était venu en ce moment pour une simple et bonne raison, il suffisait de la trouver. Après tout, il s’était mis en tête que rien n’était le fruit du hasard. Qu’il y avait toujours une cause à quelque chose. Tout était d’une logique à toute épreuve et impossible de s’en défaire. Même si cette logique allait parfois chercher loin dans les retranchements. Les coïncidences sont pour ainsi dire des mensonges à son esprit. Inutile de lui faire gober le morceau. Choisissant, un peu par défaut, mais surtout par croyance de suivre la voie des Chasseurs, le jeune se tua à la tâche pendant toute la durée de son apprentissage. Allant jusqu’à devenir un des meilleurs de sa promotion, il n’arrêta pas même ses efforts lorsqu’il devint Chasseur de rang. Et si depuis les lunes et les saisons se sont écoulées. Rien n’a réellement changé. Anoki est devenu ce que le tout-puissant avait bien voulu faire de lui et à ses yeux, cela était immuable, à moins que le destin ne le veuille vraiment.